La fille aux bains de l’aube (prologue)

Ces prochaines semaines, je vous propose de découvrir une nouvelle sur laquelle je travaille depuis une année : Natrix Somnia. Voici son prologue. Il s’agit d’un conte, lui-même inspiré d’une légende que vous découvrirez plus tard. Comme tous les contes, il est fait pour résonner avec nos vies et avec leurs douleurs. Sa lecture pourrait les réveiller (un peu).

Vous pouvez accompagner la lecture par un peu de musique

Au pays de Saint Tugdual vivait une douce enfant à la beauté de fée. Son nom invoquait dans les mémoires le goût des petites baies sucrées cueillies dans les haies de l’enfance. À l’exception des serpents, elle se faisait obéir de toutes les créatures de Dieu, même les plus sauvages, en leur parlant gentiment. Elle n’était pas avare de ce don dont elle faisait profiter les autres fermes et villages. Arrivée à l’âge de fréquenter et de se marier, elle choisit le plus beau, le plus courageux des hommes du pays. Un presque noble. Leur amour fût intense et l’entente de leurs intérêts harmonieuse pendant longtemps.

Pourtant, dès sa première maternité, elle exigea qu’il n’assiste pas à ses couches. Elle craignait que son regard ne soit déçu et entaché à tout jamais. Au quotidien déjà, elle déployait de complexes subterfuges pour n’être vue de son amant qu’en état de grâce. Le nouveau père accepta facilement, bien trop heureux d’échapper à cette corvée bruyante faite d’attente et d’angoisse. Il aimait l’odeur du sang et les cris mais uniquement ceux des bêtes qu’il tuait durant ses parties de chasse. C’est ainsi qu’il s’occupa durant l’accouchement de ses deux premières filles.

Devenue mère par deux fois, notre fée voyait sa perfection se déliter jour après jour en petits lambeaux de fatigue.

Pour la naissance de sa troisième fille, l’époux partit à nouveau à la chasse avec une suite de compagnons. Seulement, cette fois-ci, il prêta l’oreille aux chuchotements discrets de ses amis. N’était-ce pas étrange que sa femme refuse sa présence durant ses couches ? Ne protégeait-elle pas un secret honteux ? N’était-ce pas un moyen de l’éloigner pour que le vrai père puisse accueillir dans le monde sa progéniture ? Elle qui commandait aux bêtes, n’était-t-elle pas comme la mère de Jean de l’Ours ? Attrapé au collet par la jalousie, il quitta sa compagnie et rentra chez lui sans s’annoncer. Il trouva alors une société de femmes laides et vieilles, la sienne au milieu. Son troisième enfant était né, relié à sa matrice par une horrible corde de peau.

Il n’avait pas tenu sa promesse et, à partir de ce jour, il ne l’aimât plus. Elle n’était désormais pour lui qu’un pétale flétri. Il partait de plus en plus longtemps, lui parlait à peine. L’affection de son bien-aimée perdue, elle se réconforta auprès de ses filles qu’elle éleva pour qu’elles deviennent parfaites et droites en toutes choses. Les trois boutons de rose grandirent, ressemblant chaque jour un peu plus à la jeune fille qu’elle avait été. Ce qui ne manquait pas de troubler leur père. Depuis des années déjà, il troussait d’autres jupons que ceux de sa femme mais ses maitresses étaient souvent exigeantes, peinées par ceci ou par cela. La vie était plus facile au contact de ses filles.

Il chérissait particulièrement les samedis lorsque son épouse rendait visite à ses parents.

Plusieurs années passèrent, l’aînée approchait ses quinze ans. Mais quelque chose avait changé : les trois sœurs perdaient de leur lumière. Certes, les corvées étaient nombreuses et les moments de détente trop rares mais elles avaient toujours été travailleuses. Non, tout avait commencé avec l’achat d’une baignoire par leur père deux ans plus tôt, installée dans une pièce attenante à sa chambre. Leur mère leur avait enseigné la magie des apparences, elles représentaient une lignée et se devaient d’être toujours propres et soignées. Mais l’aînée était à vif. Elle préférait prendre ses bains dans l’eau glacée de la rivière, malgré les couleuvres d’eau. Elle s’y rendait au lever du jour, quand la maisonnée était encore endormie et tranquille. La seconde sœur, qui ne se nourrissait presque plus, l’accompagnait parfois tandis que la plus jeune pleurait chaque nuit dans son sommeil en crispant ses doigts si forts qu’il lui fallait de longues minutes pour les détendre au réveil.

Une nuit, après une journée particulièrement éprouvante, elles se retrouvèrent en secret et conspirèrent contre leur père, ce vampire assoiffé de leur jeunesse ! Elles voleraient un couteau à la cuisine puis, le samedi, quand leur mère serait absente, elles lui interdiraient pour toujours de les approcher. Le jour venu, elles réussirent tant et si bien que leur père pris la fuite en leur promettant une vengeance terrible sous une pluie d’insultes.

À son retour, tandis que le soleil se retirait du monde, leur mère plongea dans une colère de glace. Elle sermonna ses filles durant toute une nuit. Elle fût bruyante et terrible. Les animaux de la ferme bramaient, donnaient des coups dans l’étable. La truie mangea même ses petits tandis que les loups hurlaient dans les bois. À l’aurore, la maitresse des lieux se calma enfin pour mieux imaginer la manière de punir ses filles et de retrouver son mari : il fallait les séparer et les éloigner. Ainsi, elle envoya la plus jeune travailler dans la ferme d’un de ses cousins. Ce dernier était réputé pour son aigreur et sa laideur vénéneuse, à la hauteur de sa méchanceté. La seconde dû entrer au service d’un prêtre d’un village haut perché des Pyrénées. On le disait grigou et perpétuellement paniqué à l’idée de perdre les trésors de son église. Ce n’est pas lui qui lui ferait retrouver l’appétit. L’ainée devait être châtiée en dernier. Restée seule et hantée par le malheur de ses sœurs, elle était au supplice. Sa mère ne la désignait plus que comme « le serpent », seul animal qu’elle ne pouvait pas contrôler.

À force d’être appelée « serpent », l’aînée devint fascinée par cet animal. Durant ses insomnies, elle imaginait un être plus grand et plus fort qu’elle qui descendrait des nuages pour la sauver. Elle rêvait de le voir nager au-dessus d’elle, le grand dragon sommeillant dans les mythes. Elle lui dédiait toutes ses prières. Mais ces dernières se perdaient dans l’air comme elle se sentait elle-même perdue dans l’eau trouble de son bain. Sa mère la forçait désormais à en prendre un chaque samedi soir. Elle devait rester bien blanche, bien pure. Il fallait bien frotter. Mais désormais notre fée déchue gardait la porte.

La tête sous l’eau, les sons de la ferme étaient étouffés par le poids du liquide. Et l’aînée pensait : est-ce que le dragon vit, lui aussi, au fond d’une baignoire céleste ? Est-ce qu’il regarde, comme elle, les gouttes de sa vie ne troubler aucune surface ? Sa magie a-t-elle été aspirée dans un siphon d’air, pour se dissoudre ensuite dans le cloaque du cosmos ?

Bien sûr, ses questions restaient sans réponse. Mais un soir où elle avait été laissée seule dans son bain, une pensée émergea de l’eau depuis longtemps refroidie. À l’église, durant le dernier prêche, les paroissiens avaient été longuement avertis des conséquences de la tentation. Mais elle n’en avait retenu qu’une seule idée : l’Adversaire répond toujours. Un acte de rébellion, même infime, suffit pour qu’Il nous regarde. Il entend alors tous les mots que l’on prononce. Qu’avait-elle à perdre ? Rien. Alors, elle cracha sur le sol et insulta le prêtre, sa mère et son père et même ses sœurs.

Une minute passa, puis la lumière de la lampe vacilla, l’eau fût parcourue d’ondulations semblables à des anneaux de couleuvre. L’aînée plissa des yeux. Elle en était sûre : l’ombre au coin du mur devenait plus obscure. Elle se condensait dans une matière palpitante. Assise dans la baignoire blanche, les cheveux mouillés collés sur la peau de son dos, elle regardait s’extirper du mur une araignée faite de huit doigts, gesticulant au bout d’un bras maigre. Elle s’approchait déjà de son visage pour y déposer un simulacre de caresse.

À cet instant, la lampe s’éteignit et les cris commencèrent. Quand le silence revint, il n’y avait plus que la lune pour éclairer de ses doux rayons l’eau verte dans laquelle chatoyaient mille écailles.

C’est avec ce baptême que se termina la première vie de la fille aux bains de l’aube et que commença la mienne. Si ma première forme fût brève, la seconde fût bien plus longue. Alors je me suis fait des habitudes, ce sont les miennes. Je raconte des histoires et je les regarde nager dans les pensées des hommes. À votre tour de les entendre.

Revenez sur Les Lettres de Phobós pour lire la première partie de Natrix Somnia le lundi 24 novembre à 18h.


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Commentaires

2 réponses à “La fille aux bains de l’aube (prologue)”

  1. Avatar de Isabelle Sinet arouto
    Isabelle Sinet arouto

    superbe… à quand la suite et le livre illustré par d’étranges créatures..?
    à ne pas lire avant de dormir!

    1. Avatar de C. Phobos

      La suite dans quinze jours et ce sera le rythme jusqu’en mars : )

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