L’homme qui rêvait à l’envers : folie spirite

Tout commence à Paris, en mai 1885. Le docteur Parent est assis à son bureau. Visiblement angoissé, il rédige une lettre. Nous sommes derrière lui et devant un récit enchâssé mêlant son voyage en train pour la Normandie avec Mathilde qui lui raconte ce qu’elle a trouvé dans le journal intime de son cousin Édouard. Ce dernier se croit hanté par une présence surnaturelle invisible qui l’épie et le menace. Au milieu du récit, on assiste à une séance d’hypnose sur Mathilde, cobaye involontaire des expériences de Parent.

Est-ce que ça vous dit quelque chose ?

Une réinterprétation graphique du Horla

L’Homme qui rêvait à l’envers est un roman graphique que j’ai acheté, intriguée par son titre et sa couverture.

Comme ce n’était pas explicitement annoncé sur la quatrième de couverture, j’ai eu l’agréable surprise de comprendre en cours de lecture qu’il s’agissait d’une adaptation du Horla, une nouvelle fantastique, complètement incontournable, de Maupassant.

Dans Le Horla, nous lisons le journal intime du narrateur. Nous avons donc un accès direct et intime à son état d’esprit qui se caractérise par une chute progressive dans une profonde détresse. Il est d’abord un peu fiévreux, son sommeil est perturbé. Puis,tout va de mal en pis malgré de courtes périodes de répit. Le sentiment d’être persécuté par un être invisible et supérieur qu’il appelle le Horla prend le dessus. Lui-même ne sait pas s’il devient fou ou si tout est réel et c’est la question sur laquelle nous laisse Maupassant : assiste-t-on à la lente dégradation psychique du narrateur ou bien est-ce que le Horla existe vraiment et s’apprête à conquérir le monde ?

La version la plus connue cette nouvelle date de 1887. Maupassant sera interné deux ans plus tard mais, au moment de la rédaction du Horla , il ne souffre pas encore de la démence provoquée par la Syphilis dont il est atteint. Il essaiera de se suicider à deux reprises en 1892. Pour autant, il souffre bien de troubles mentaux et a déjà vécu des hallucinations et des expériences de dédoublement suite à sa consommation de drogue (en particulier d’ether)1.

Je ne fais pas durer le suspens, j’ai vraiment beaucoup aimé l’adaptation proposée par Emmanuel Polanco…d’où cet article ! Voyons un peu pourquoi.

Une plongée dans le XIXe spirite, savant et occulte

Avec ce roman graphique, Emmanuel Polanco livre une interprétation du Horla enrichie de nombreuses références qui aident les lecteurs et les lectrices à s’immerger dans la texture historique de l’histoire : mort de Victor Hugo (le 22 mai 1885), arrivée de l’éclairage public électrique dans les rues de Paris, émergence de l’hypnose et de la psychiatrie, mode des médiums et des photos truquées d’ectoplasme2, etc. On comprend mieux le paysage culturel de l’histoire, à la fois spirite et savant où les mystères de l’esprit représentent une nouvelle frontière à conquérir.

Cependant, à part les domestiques dont la présence est très discrète, nous sommes dans un univers exclusivement bourgeois. En effet, comme dans la nouvelle originale, vous ne trouverez pas trace d’un seul ouvrier ou d’une ouvrière.

L’Homme qui rêvait à l’envers développe deux personnages qui ont une place assez marginale dans le Horla : celui du docteur Parent et de Mathilde, la cousine d’Édouard. Le premier est d’un paternalisme insupportable et Mathilde, d’abord présentée par le médecin comme « une faible jeune femme dominée par ses humeurs », s’affirme progressivement au cours du récit comme une journaliste féministe qui a des comptes à régler. Leur présence vient complexifier le récit en imbriquant plusieurs narrations l’une dans l’autre. Je trouve qu’elle permet aussi de dynamiser l’histoire en introduisant une dimension proche de l’enquête à mystère.

Des couleurs et des ombres pour décors

Emmanuel Polanco est illustrateur de presse et graphiste et ça se voit dans l’agencement des formes, la hiérarchisation subtile des informations des images. Je ne connaissais pas du tout son travail mais allez donc voir par vous-même ses pépites sur son site :

Le récit est servi dans des aplats de couleurs récurrentes – rouge, gris, noir – qui viennent souvent remplacer le décor et transformer les personnages en ombres. Elles nous plongent dans un climat où la menace est palpable, même lorsqu’ Édouard se perd dans une forêt où le vert domine. Réussir à nous faire ressentir, presque voir, la présence d’un danger par nature invisible, qui n’existe peut-être même pas, est un défi qu’il relève parfaitement.

C’est vraiment beau. C’est propre, les contrastes sont nets et maîtrisés alors que ce qui est représenté est chaotique et dérangeant, ce qui recoupe l’opposition développée dans le roman entre la rationalité et la folie.

L’autre point fort est son sens du cadrage qui m’a, plusieurs fois, fait forte impression. Dans la scène d’ouverture, nous partageons le sentiment d’être épié du docteur Parent (et de fait, en tant que lectrice, je suis entrain de l’épier tandis qu’il écrit).

Des cauchemars prémonitoires et des gens en feux

On arrive à ce que j’ai préféré dans ce roman graphique : le traitement du thème du rêve et du cauchemar. Si vous avez lu la série des Lettres de Phobos, vous devinez pourquoi.

Dans le Horla, le narrateur fait des cauchemars mais Maupassant nous dit assez peu de choses à ce sujet : il rêve que quelqu’un s’assoit sur lui pendant qu’il dort et l’étrangle, il ne peut ni bouger, ni crier.

Dans L’homme qui rêvait à l’envers, les cauchemars sont beaucoup plus développés – il faut dire que la matière se prête bien à l’image – avec des thèmes qui ne sont pas présents dans la nouvelle. Je ne les dévoilerai pas ici dans le détail mais, pour vous donner envie, sachez que certains m’ont fait pensés au travail du mangaka Junto Ito.

C’est un moyen très intelligent (je trouve) de nous faire entrer dans la psyché d’Édouard et de prendre la mesure de sa personnalité brisée. L’une des apparitions récurrente est l’Homme qui brûle..

Photo nulle faite avec mon téléphone nul et lumière nulle n°3

Sans dec, il fait peur, non ?

Les hommes en costume noir sont-ils un trope fréquent des rêves ? Karl Jung nous dit que oui (avec l’Ombre). J’ai aussi le mien et je vous l’ai partagé dans la Première lettre trouvée, écrite avant la lecture de ce roman. D’ailleurs, Harry Clarke aussi peut-être :

Illustration par Harry Clarke d’unpoème intitulé Black and White de H. H. ABBOTT, publié en 1920

Autre particularité par rapport au Horla, les cauchemars sont prémonitoires.

Méga spoiler

Édouard finira brûlé après que sa maison ait accidentellement pris feu. Il cauchemardait d’un homme dont le visage était remplacé par un panache de fumée noire. Dans le Horla, ce n’est pas un accident. Il brûle sa maison pour détruire l’être menaçant. Parent finira aussi dans le feu après s’être vu dans un rêve avec une entrée de balle entre les deux yeux mais c’est Mathilde qui meurt tuée par une arme à feux. Parent, comme Édouard, meurt dans le feu de son appartement. Je me suis demandée si les deux hommes étaient des doubles opposés : l’apparente folie d’Édouard contre la rationalité (paternaliste et fragile) de Parent.

Et si le Horla, c’était nous ?

Parent n’écrit pas une lettre à n’importe qui. Il écrit à Freud. Ce qui m’amène à la question suivante : ce roman graphique ne dissémine-t-il pas aussi les peurs et les symboles psychanalytiques de l’auteur lui-même ? On y voit une sœur, une mère au visage dissimulé, des lapins, des yeux, même beaucoup d’yeux (pour tenter de voir cet être invisible ?), des hommes qui brûlent…

Mais laissons cette question en suspens. Ce ne serait pas très poli d’aller plus loin ici. Après tout, on n’a pas élevé les cochons ensemble. Autre piste : et si le Horla était l’auteur lui-même ? ou nous, en tant que lecteur et lectrice qui épions, caché·es dans notre dimension, les personnages cases après cases tandis que l’auteur leur impose sa volonté, les dirige ? Est-ce que les personnages peuvent avoir conscience de la présence des lecteurs et lectrices ? Est-ce qu’en lisant, nous ne sommes pas entrain d’assister au résultat d’un rêve à l’envers ?

Là je déraille un peu et, sans doute que je me donne un genre. Car je n’ai toujours pas compris la signification du titre mais je suis très bonne pour passer à côté des choses évidentes alors je veux bien lire vos explications en commentaire. Est-ce que quelqu’un qui rêve à l’envers est quelqu’un dont l’inconscient est projeté dans la réalité plutôt que le monde onirique? qui cherche à l’interpréter, à l’aide de spiritographes, comme si elle était faite de symboles et d’images troubles ? Ce ne serait plus la réalité qui se rejoue dans le rêve dans une forme déformée mais le rêve qui ferait advenir la réalité ?

Les bonus

La scène du reflet brisé dans le Horla

Je me dressai, les mains tendues, en me tournant si vite que je faillis tomber. Eh bien ?… on y voyait comme en plein jour, et je ne me vis pas dans ma glace ! Elle était vide, claire, profonde, pleine de lumière ! Mon image n’était pas dedans… et j’étais en face, moi ! Je voyais le grand verre limpide du haut en bas. Et je regardais cela avec des yeux affolés ; et je n’osais plus avancer, je n’osais plus faire un mouvement, sentant bien pourtant qu’il était là, mais qu’il m’échapperait encore, lui dont le corps imperceptible avait dévoré mon reflet.

Comme j’eus peur ! Puis voilà que tout à coup je commençai à m’apercevoir dans une brume, au fond du miroir, dans une brume comme à travers une nappe d’eau ; et il me semblait que cette eau glissait de gauche à droite, lentement, rendant plus précise mon image, de seconde en seconde. C’était comme la fin d’une éclipse. Ce qui me cachait ne paraissait point posséder de contours nettement arrêtés, mais une sorte de transparence opaque, s’éclaircissant peu à peu.

Je pus enfin me distinguer complètement, ainsi que je le fais chaque jour en me regardant.

Je l’avais vu ! L’épouvante m’en est restée, qui me fait encore frissonner.

Lire le Horla


Black and White, par H. H. ABBOTT

I met a man along the road
To Withernsea ;
Was ever anything so dark, so pale
As he?
His hat, his clothes, his tie, his boots
Were black as black
Could be,
And midst of all was a cold white face,
And eyes that looked wearily.
The road was bleak and straight and flat
To Withernsea,
Gaunt poles with shrilling wires their weird
Did dree ;
On the sky stood out, on the swollen sky
The black blood veins
Of tree
After tree, as they beat from the face
Of the wind which they could not flee.
And in the fields along the road
To Withernsea,
Swart crows sat huddled on the ground
Disconsolately,
While overhead the seamews wheeled, and skirled
In glee ;
But the black cows stood, and cropped where they stood.
And never heeded thee,
O dark pale man, with the weary eyes,
On the road to Withernsea.

H. H. ABBOTT


Retrouvez une liste de références possibles de Polanco dans cette chronique de Philippe Tomblaine.

L’illustration de l’article est issue du site d’Emmanuel Polanco : https://emmanuelpolanco.com/Graphic-Novel


Les notes de bas de page

  1. Le cas clinique de Maupassant : la chute du météore des Lettres. 13 Juillet 2023 Françoise Deherly, consulté le 21/07/2025 ↩︎
  2. Par curiosité, vous pouvez lire les pages Wikipédia d’Eusapia Palladino ou d’Eva Carrière. ↩︎


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