Hier, nous sommes allés devant l’Usine. Nous avons attendu que le matin arrive avec sa foule de damnés et nous nous y sommes glissés.
Aussitôt, nous avons été absorbés dans les percussions de ses pas. J’ai perdu Fhionn de vue. J’ai perdu la vue. Mon monde n’était plus qu’un dos gris et voûté, celui du marcheur à ma gauche, de la marcheuse devant moi. Je ne sentais plus l’air aller et venir dans mes poumons. Je devais bien respirer…seulement ça ne me faisait plus rien. Le fracas de la machinerie de la tour-usine était mon seul guide. Un unisson pour nous assourdir.
Soudain, nous étions à nouveau deux, Fhionn et moi, devant la tour noire sans porte et sans fin. À ce moment précis, rien n’était plus désirable que de la toucher. Nous avons posé nos mains sur ses parois. Elles semblaient traversées d’un fluide chaud qui circulait à chaque seconde de plus en plus rapidement. Nos corps ont été envahis par un vrombissement. Celui-ci a duré plusieurs heures. C’étaient les mêmes sensations que j’avais connu avec la carte, en plus fort.
Je dois t’avouer que durant notre voyage, je ne pensais qu’à elle. Je la regardais longtemps. Il était difficile de ne pas vouloir la toucher. Plus nous avancions, plus elle retrouvait une forme de tiédeur. Dans les moments de lumière, j’imaginais qu’elle était faite de la peau d’un prophète nous guidant dans les Temps Finis. La nuit tombée, elle devenait celle d’un prisonnier, sélectionné pour ses qualités dermatologiques, puis exécuté. En chemin, nous avons connu la violence et le deuil. Elle frémissait à chaque fois.
L’emplacement du passage pour le maelström était indiqué par le symbole d’une barque. Pourtant, l’entrée était souterraine. Les rares habitants de la région l’appelait simplement brønnen, le puit. Ce n’était qu’un puit de pierres sombres ou personne ne venait jamais tirer de l’eau et où personne n’aurait jamais eu l’idée de mettre un puit. Il était pourtant là, au pied d’une falaise de granit, sur une plage de roches coupantes. À cet instant, aucun « tourbillon », aucune « prodigieuse bande d’écume », aucun « terrible entonnoir », comme raconté dans cette histoire des temps d’avant, ne troublait la surface de l’eau. Je me rappelle l’odeur de sel entêtante, les vagues et la brume formées par les embruns. Je me rappelle le poids de la mer sur nos esprits. Nous étions là et c’était ce que nous voulions.
La descente
A
Duré
L’éternité
.
Si longtemps…
… que nous étions perdus au fond de nous-mêmes. Sans lumière pour nous voir. Sans parois à toucher pour nous rendre plus réels. Nous étions dans un boyau d’infini, digérés lentement par l’obscurité.
Quand Amal est tombée, nous avons pleuré mais nous ne nous sommes pas arrêtés.
Quand nous avons rejoint le sol, je crois avoir demandé à haute voix « Pourquoi le corps d’Amal n’est pas là ? » Nous n’avions pas de réponse et notre mission était tout. Alors, nous nous sommes avancés. L’espace devant nous s’ouvrait sur une cavité gigantesque. Nous marchions en silence sur de l’obsidienne. L’air était plein de souffles rauques et chauds, s’essuyant sur nos visages. Au fond, la cavité plongeait profondément. Un nouveau gouffre s’annonçait par un halo immense, traversé d’arcs électriques erratiques. Dans cette matière vivante, quelques pas et nous avions parcouru plusieurs kilomètres. Quelques minutes et des heures s’étaient écoulées. C’est au bord de la falaise que nous l’avons découverte : la cité de Phobós.
Voir Phobós pour la première fois, c’est être à la limite d’un précipice. Tu ne ne veux pas être si proche du vide, tu ne veux pas de cet étourdissement. Mais elle te tire à elle. Elle n’est pas une tentation. Elle est une force universelle. Tout ton être penche vers la chute, vers le fracassement de tes os, plus bas. Tu peux déjà entendre le son des fractures. Oui, c’est ça, voir Phobós pour la première fois.
Crois-moi, si tu la vois, c’est qu’elle te voit aussi.
lllustration de la lettre : L’Enfer de Dante Alighieri, avec les dessins de Gustave Doré, Source gallica.bnf.fr / BnF.
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