Quatrième lettre trouvée – Délabrement

J’écris beaucoup mais je vois bien que je perds le fil. La fatigue m’oblige à couper mon récit. Les pas des damnés sont la seule musique qu’il nous reste.

Je m’en suis rendu compte il y a quelques jours. Une nuée venait de passer. Les pompes irrégulières de l’Usine ne s’étaient pas encore activées. Fhionn était étendu sur le sol de la maison, les yeux vides. En haut, il avait l’habitude de chanter et de jouer du violon.

« Il n’y a jamais de musique ici. Fhionn, pourquoi tu ne chantes pas ?

— Je les ai oubliées.

— quoi ?

— les chansons.

— Tu pourrais siffler un air ? »

Il s’est relevé et s’est assis en tailleur. Ses lèvres et sa langue ont tenté quelque chose. Rien ne s’est passé.

Quand nous sommes partis à la recherche de la carte menant au maelström, il était le plus enthousiaste d’entre nous. C’est lui qui a eu l’idée de chercher dans les anciens bâtiments de conservation des connaissances. Il nous a suffi de quelques mois pour la trouver. Peut-être que si nous avions été moins épuisés, peut-être que si nous avions moins aimé Nilsen, nous nous serions posés plus de questions sur cette réussite.

Nous l’avons trouvée dans une faculté de médecine abandonnée. Parcourir ses couloirs rongés par le délabrement, c’était se replonger dans des méandres d’hallucinations.

Agrippés les uns aux autres, nous avancions lentement entre ses murs, régulièrement arrêtés par des cauchemars maladifs. Fhionn a rêvé être un corps disséqué, criant sa conscience à des chirurgiens masqués. Amal a gémi de longues minutes submergée par des humiliations dont elle n’a rien voulu dire. Quant à moi, je n’oublierai jamais le laboratoire, avec ses cages vides et grises, et les singes et les rats avec leurs électrodes, qui me mordent, et moi qui supplie pour qu’ils arrêtent.

Malgré tout, nous sommes allés au bout de cette divagation.

La carte était posée sur un rayonnage de l’ancienne bibliothèque universitaire, une étiquette délavée indiquait encore « Métabolisme et nutrition ». Il n’y avait aucun livre. Juste la carte. Je me souviens que nous étions incrédules, que nous avons ri. Je nous revois parcourir chacun notre tour ses motifs du bout de nos doigts, appréciant son contact étrangement organique, sa douceur de viande maturée. Je me suis retourné pour sourire à Nilsen. Je voulais qu’elle soit fière de moi mais elle avait fermé les yeux et s’était assise. Elle refusait d’y toucher. Elle marmonnait que le maelström n’était qu’un abîme de plus, que la carte était une peau humaine, que son odeur était celle du sang. Elle était un sac de sanglots tombé sur une chaise. Nous avons pris la route pour le maelström, en direction du Nord. Nilsen n’est pas venue.

Illustration de la lettre : L’Enfer de Dante Alighieri, avec les dessins de Gustave Doré, Source gallica.bnf.fr / BnF.


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Commentaires

Une réponse à “Quatrième lettre trouvée – Délabrement”

  1. Avatar de Sinet arouto
    Sinet arouto

    Super l accompagnement musical.. il.met bien dans l ambiance !

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