Troisième lettre trouvée. Les rêves sauvages

J’ai du mal à t’imaginer. Tout à l’heure, j’ai pensé que tu serais peut-être un enfant des Temps Finis et que tu ne connaitrais pas les rêves sauvages. Est-ce vrai ? Est-ce qu’on t’a déjà raconté ou est-ce que personne ne t’a jamais rien dit ?

Tu dois comprendre que nous étions extrêmement vulnérables. Après mon épisode de la plage, les rêves éveillés se sont multipliés. Pour moi et pour les autres. En quelques jours, ils proliféraient. Toute personne vivante rêvait sans contrôle dans une litanie de stupéfaction, de hurlements, de suffocation, puis de prostration. Partout. Tout le temps. Dans les habitacles de nos voitures, les cubicules de nos bureaux, les pods de nos centres commerciaux. Ça n’avait rien à voir avec une épidémie de folie. Le sommeil ne jouait simplement plus son rôle et n’apportait aucun repos. Les nuits étaient les plus redoutées car tout y était plus fort. Les réveils se faisaient dans un brouillard à peine dissipé de terreur qui nous accompagnait en filament durant le jour. Ce fût un anéantissement de nos vies égalitaire, explosif et meurtrier, sans héros, sans remède, sans plan, sans diplomatie.

Pourtant, le chaos n’a pas duré. Par réflexe, nous avons cherché à l’expliquer. Nous avons compris que les rêves étaient plus intenses dans certains lieux. Il y a ceux dont nous connaissions l’horreur et ceux pour lesquels nous n’avions que des soupçons. Nous les avons identifiés et nous les avons marqués. Désormais, nous pouvons les éviter et, puisque personne ne voulait plus y vivre, ils ont été oubliés. Petit à petit, nos rêves se sont faits moins brutaux, la fatigue moins absolue. Tels des colons de la Lune terraformant leur atmosphère, nous avons donné une nouvelle forme à nos vies, pesante et silencieuse. Une forme faite d’économie de nous-mêmes. C’est là que nous sommes entrés dans les Temps Finis. Finis, car nous savions que tout s’arrêterait bientôt malgré nos efforts.

Illustration de l’article : L’Enfer de Dante Alighieri, avec les dessins de Gustave Doré. Source gallica.bnf.fr / BnF.


En savoir plus sur Les lettres de Phobós

Commentaires

Une réponse à “Troisième lettre trouvée. Les rêves sauvages”

  1. Avatar de Sinet arouto
    Sinet arouto

    Bravo.. beau texte bien amené et
    developpé.. rythme soutenu..
    Atmosphère étrange et angoissante juste comme il faut…. continue ..

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *