J’ai dû m’arrêter de t’écrire. Je n’arrivais plus à me concentrer. Cela m’arrive de plus en plus souvent. Fhionn et moi sommes à Phobòs depuis plusieurs semaines. Des six du départ, il n’y a plus que nous deux. Ce n’est pas facile à dire, mais c’est sans doute mieux comme ça.
Nous nous sommes mêlés aux habitants de Phobós sans les alerter. Au début, nous avons hésité, cherché un moyen de pénétrer son enceinte sans éveiller ses gardes. Puis, nous avons compris. Personne n’est jamais empêché d’entrer. Les gardes veillent à ce que personne ne sorte. Postés tous les vingt mètres, ils se tiennent debout sans un bruit. Ce sont des ombres aux yeux de verre. Parfois, elles s’affaissent et disparaissent sans avoir jamais prononcé un seul mot. Une autre vient alors la remplacer.
Nous avons trouvé une maison. Elle est faite de murs gris et humides. Elle n’a pas de toit et ses fenêtres sont sans vitre. Ce n’est pas une maison qui abrite. D’une certaine manière, elle ressemble à celle que nous habitions à la surface sauf qu’on n’y raconte aucune histoire. Je repense souvent aux légendes que Nilsen nous murmurait chaque soir, là-haut.
Une nuit, après la lecture d’un vieux livre qu’elle trouvait savant et, nous, incompréhensible, elle avait été persuadée de l’existence d’une carte menant à un maelström monstrueux. Son énergie était décrite comme si formidable qu’il ne pouvait être que la source de la longue fin de notre monde.

Alors, l’aube venue, nous sommes partis à sa recherche. Ainsi était notre monde. Tellement dévasté que des histoires chuchotées étaient ce que nous avions à offrir de mieux.
On peut voir l’Usine à travers les ouvertures de notre maison. Je reste souvent devant la porte pour observer les habitants de Phobòs. Nous les appelons les damnés car ils ne vivent que pour elle. Imagine une tour sans fin, parfaitement ronde et parfaitement noire, si haute que son sommet se perd dans l’obscurité. Quand ses mécanismes se mettent en marche, elle produit une cacophonie effroyable et désorganisée. C’est un cœur titanesque aux battements chaotiques.
Quant aux damnés, ils n’ont que deux activités : se compacter en nuées de corps marchant vers elle ou attendre seul contre un mur, dans un coin, que ce soit l’heure de s’y rendre. Là aussi, j’ai parfois l’impression que les réalités du monde d’en haut et de celui d’en bas se superposent. Notre vie était-elle si différente à la surface ?

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Illustration de l’article : L’Enfer de Dante Alighieri, avec les dessins de Gustave Doré Source gallica.bnf.fr / BnF.
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