Seconde partie de Natrix Somnia, dans laquelle notre cher Raymond termine complètement ivre.
Raymond vit à An Huñvre depuis cinq jours. Enfin, il n’est pas sûr que « vivre » soit le mot le plus adapté. Il « est là », mais il ne se sent pas à sa place. Pourtant, tout est à lui, y compris les affaires de Gaël qu’il s’efforce de trier. Il tente de faire émerger une image de son frère en détaillant chaque objet, en imaginant ses gestes lorsqu’il les avait en main. Il se construit une carte mentale de ses goûts. Fermer un carton lui prend donc un temps infini. Il a parfois l’impression qu’il est toujours là, que la porte va s’ouvrir, que ce sera lui et qu’il dira « Ne touche pas à ça » ou « Ne mets tes doigts sur la face des vinyles ». Mais la porte reste fermée et personne ne lui dit rien. La veille, il est descendu à la cave pour la première fois. Mais elle n’a rien de particulier, à part une vieille baignoire inutile stockée là, qu’il aura bien du mal à débarrasser seul.
Depuis son arrivée, la pluie semble ne jamais vouloir s’arrêter. Cet après-midi, petit miracle, une éclaircie se montre enfin. Le soleil fait danser ses rayons sur les brins d’herbe encore mouillés. Raymond attrape les clés de la Citroën. Il est temps pour lui de voir de ses propres yeux la distillerie Gwilhou. Quinze minutes plus tard, quand il descend de voiture, sa première impression est, qu’elle aussi, n’est pas à sa place. C’est un monumental cube de bois et de verre, posé au milieu d’une prairie dont le flanc a été transformé en parking. Quelques clients paissent tranquillement sur la terrasse ensoleillée. Deux entrepôts, plus petits et bien plus anciens, affichent encore de vieilles publicités effacées sur leurs murs de brique, discrète contestation de la modernité des lieux. Les portes vitrées détectent la présence de Raymond et ouvrent le passage vers un intérieur froid, anguleux, propre. Un écran affiche les horaires des visites et des dégustations. Il règle le prix demandé sur une borne automatique et il s’assoit pour attendre le guide annoncé au milieu une demi-douzaine de touristes.
La visite dure quarante minutes durant lesquelles Raymond se prend en plein visage que, dans cette épopée familiale, il n’existe pas. Ce n’est pas une découverte, mais le vivre si directement est une autre chose. Alors, il se concentre sur les détails techniques : la taille des alambics, la température nécessaire aux bactéries. À la fin, il se sent mieux. Pour ne rien gâcher, Le whisky est bon et il fait la rencontre d’Amélia.
Amélia à l’âge de sa fille, 25 ans. Elle apparaît derrière une cuve, au milieu d’un champ d’odeurs d’orge torréfié, dans un bleu de travail trop grand pour elle. Elle est si concentrée qu’elle semble ne pas s’apercevoir de la présence du groupe de visiteurs patauds, au milieu de son espace de travail. C’est un écureuil roux aux gestes agiles dans une forêt d’inox, de tubes et d’échelles. Elle lève la tête, les regarde. Raymond s’attend presque à ce qu’elle leur jette des glands au visage mais, heureusement, elle n’en fait rien. Elle se contente de sourire. Elle les retrouvera pour la dégustation, plus tard.
Quand ce moment arrive, ils sautent avec elle de verre en verre, goûtent des fruits tourbés, cuivrés, blonds, reviennent vers la pomme, guidés dans cet élan par sa connaissance impeccable de bouilleuse de cru. Raymond est un peu ivre. La dégustation est terminée mais il reprend un verre. Il est curieux et interroge Amélia sur sa vie. Elle est d’ici, née à Lannion, élevée par des parents instituteurs à quelques kilomètres de là. Elle a toujours connu la distillerie. À l’époque, elle était plutôt moribonde. Après deux décennies florissantes, le père Gwilhou avait perdu l’intégralité de ses clients. Personne ne pouvait vraiment dire pourquoi. Ce fût le début d’un déclin étrange. L’entreprise vivotait tant bien que mal.
Quand son père était entré en maison de retraite, Gaël avait eu l’idée de faire du whisky. Amélia était arrivée à la distillerie l’été suivant pour payer ses études. Elle faisait les visites, l’accueil, un peu de vente. À l’obtention de sa licence, elle avait préféré quitter Rennes et revenir de manière permanente. Ce choix intrigue Raymond. Sa propre fille, au même âge, avait tout fait pour vivre dans une grande ville, loin de ses parents névrosés. Mais pas Amélia. Elle aimait l’ambiance, le travail ici. Et puis Gaël l’avait prise sous son aile. Il l’avait poussée à voir plus grand et à se former pour devenir elle-aussi distillatrice.
Raymond boit ses verres et ses paroles. Il n’est plus en état de conduire. Amélia propose de le raccompagner. Elle a l’habitude de rendre service. En plus, ce client lui rappelle quelqu’un. Elle n’a pas envie de rentrer chez elle avant d’avoir trouvé qui. Dans la voiture, elle demande, pour la forme, si la musique le dérange, puis elle glisse un CD dans le lecteur, un vieux best-of qui traîne dans la portière depuis des années.
When I look over my shoulder
What do you think I see ?
Some other cat lookin’ over
His shoulder at me
And he’s strange, sure is strange
Elle ne met pas le volume aussi fort qu’à son habitude. Son passager lui donne les directions – prochaine à droite, tout droit sur quatre kilomètres environ. Chanson suivante. Au fur et à mesure que la route se déroule devant elle, elle croit deviner leur destination. Il n’y a pas beaucoup de maisons par là. Elle se tend. La discussion n’est plus qu’un filet de mots. Les dernières secondes d’Hurdy Gurdy Man s’éteignent et rien ne prend la suite. Uniquement le bruit du moteur et des pneus sur l’asphalte.
Raymond regarde la nuit s’étendre. Il ne se sent pas très bien, ouvre un peu la fenêtre. Il n’a pas osé se présenter à Amélia comme le frère de son patron décédé. Il sait qu’elle aura des questions et lui aucune réponse. Aucune réponse avec laquelle il ne soit à l’aise en tout cas. Enfin, au détour d’un virage, apparaît le chemin qui mène à An Huñvre. La maison surgit sous la lumière crue des phares. Un renard s’enfuit. Amélia arrête la voiture mais laisse tourner le moteur, le regard fixé sur la façade sombre et les mains crispées sur le volant. Au moment où Raymond s’apprête à descendre, elle lui jette :
« C’est la maison de Gaël.
— Oui, c’était mon frère.
Voilà, elle a trouvé. Il ressemble à Gaël mais il fait plus vieux, moins en forme. Des larmes s’installent sur le bord de ses yeux.
— Son frère ? Il n’a jamais parlé d’un frère.
— Nous n’avons pas grandi ensemble. Je n’ai pas la même mère que lui… il soupire. Sa tête tourne et il ne sait pas comment dire les choses. Je ne sais rien de lui, je n’ai rien à vous apprendre sur son geste. Ne m’en voulez pas. »
Les mains d’Amélia n’ont toujours pas quitté le volant. Il remarque ses ongles rongés, identiques aux siens. Après quelques secondes, elle s’essuie les yeux et dit :
« Vous savez, cette maison, il y a été à la fois très malheureux et très heureux ».
Raymond ouvre la portière, descend dans l’air froid et humide. Amélia semble abattue. Il lui fait un signe de la main qui reste sans réponse. Il la regarde s’éloigner et rentre dans la demeure livide, accompagné du fantôme de son frère.
Raymond aura-t-il la gueule de bois ou aura-t-il une bonne nuit de sommeil réparateur à An Huñvre ? Découvrez-le dans quinze jours, le 22 décembre, avec la publication du troisième chapitre de cette histoire !
Illustration de l’article : Natrix Natrix par Patrik Andersson, domaine public

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