Je ne connais pas l’Argentine, je ne sais rien de son histoire1. Enfin, depuis peu, j’en sais un peu plus…grâce à un livre d’horreur : Notre part de Nuit de Mariana Enriquez. Voilà une autrice qui sait déterrer les fantômes et nous les jeter en pleine face.
Matières spectrales
L’année passée, j’ai eu l’occasion d’écouter deux historiens parler des congrès organisés la ligue anti-communiste mondiale en Amérique latine dans les années 19702. Ils expliquaient notamment que ces assemblées étaient de vrais pot-pourris de nazis en fuite, de membres de la secte Moon et de gangsters notoires. Pas très disco tout ça.
Dans la foulée, j’ai lu Matières Spectrales3. Dans ce livre, Avery F. Gordon défend l’idée que le système des desaparecidos , mis en place par la dictature militaire argentine en 1976, est une méthode de production de fantômes, contrôlée par l’État. Quand nos proches disparaissent, que nous ne retrouvons jamais leurs corps, que nous ne savons pas si cet enfant, qui joue au coin de la rue, n’est pas celui de notre fille kidnappée enceinte par l’armée des années plus tôt, que tout le monde le sait sans que personne n’ait le droit de le dire au risque de disparaître soi-même, ça fait un peu peur…c’est une hantise qui sert des intérêts et qui a des effets sociaux concrets. Voilà ce qu’elle dit…en gros.

Notre part de nuit
Alors quand je suis tombée sur Notre part de nuit de Mariana Enriquez dans une librairie d’Aix-en-Provence, que la quatrième de couverture indiquait une histoire se déroulant en Argentine, j’ai eu envie de l’acheter.
Le pitch est pourtant « classique » : un beau médium, au service d’un puissant clan de sorciers et de sorcières, cherche à protéger son fils, doté des mêmes pouvoir, et à lui offrir une autre vie, sans démons.
Je ne connais pas l’Argentine et je ne connaissais pas Mariana Enriquez. On la décrit comme « un phénomène littéraire », « punk », « féministe », « gothique ». Elle a grandit durant la dictature et c’est dans ce sillage que se situe une bonne partie de l’action du livre.
Pourtant, la dictature, les dizaines de milliers de personnes disparues, kidnappées, torturées par la junte ne sont pas le sujet de l’histoire. Mais leur mémoire hante la lecture et nous rappelle que la réalité sociale et politique est horrifique, cauchemardesque, en elle-même.
Le premier texte d’horreur que j’ai lu dans ma vie, c’est le rapport de la Commission des droits de l’homme qui a permis de juger les dictateurs responsables de ces atrocités.
Mariana Enriquez dans une interview pour le magazine Mouvement
Dans Notre part de nuit, les sorciers sont de riches propriétaires terriens, des fortunes anciennes fondées sur l’exploitation et la spoliations des Guaranis. Ils sont obsédés par l’ « Obscurité » et lui vouent un culte. Une membre de ce culte va jusqu’à voler des enfants, les enfermer dans la cave de sa belle demeure, les affamer et les torturer en espérant qu’ils révèlent des pouvoirs de médium. Ce qui donne lieu à des moments de lecture qui vous arrachent les tripes.
Les dangers de fumer au lit

J’ai enchaîné avec Les dangers de fumer au lit, recueil de nouvelles qui prennent place entre Barcelone et Buenos Aires. Là aussi, Mariana Enriquez fait appel aux histoires violentes, aux fantômes des marginaux (toxicomanes, prostituées, enfants fugueurs…) aux faits divers, aux légendes. La nouvelle « Les petits revenants » m’a particulièrement marqué de ce point de vue.
Elle fait aussi beaucoup référence aux pratiques de magie populaire. Pour une française urbaine, comme je le suis, c’est un accès direct à un autre imaginaire qui questionne notre part d’ancestral ou…notre part de nuit4. D’ailleurs, ses personnages ne sont pas propres. Ce sont des êtres faillibles, écorchés, avec leurs petites et leurs grandes perversités, à l’image de la nouvelle « Viande » où nous suivons deux groupies adolescentes et anthropophages.
Ses fins marchent particulièrement bien sur moi qui adore les contes cruels de Maupassant.
Par exemple, cette fin de la nouvelle « Où es-tu mon cœur ? »
Il n’a pas protesté quand je lui ai dit que j’en avais marre. Que je voulais le voir. Poser la main sur son cœur délivré des côtes, de sa cage, le tenir dans ma main, palpitant, jusqu’à ce qu’il arrête de battre, sentir les valvules désespérées s’ouvrir et se fermer à l’air libre. Il a juste dit qu’il en avait assez lui aussi.
Et qu’on allait avoir besoin d’une scie.
Bon, tout ça pour dire quoi ?
Je ne sais pas.
Peut-être que j’ai eu envie de parler de Marianna Enriquez parce que j’aime sa manière d’approcher ses histoires et de ne pas délivrer un message monolithique. Elle dit ce qu’elle a à dire, c’est sale, ça nous répulse, il y a de quoi se révolter…ou de simplement se délecter de son univers gothique urbain. Notre part de Nuit est – en soi – un excellent livre qui joue de manière brillante avec les codes de la narration et de la construction des personnages,.
A nous de nous poser les questions ensuite, si l’on a envie.
Et si on en a envie, cet entretien pour France Culture donne quelques clés.
- Si vous aussi vous ne connaissez pas l’histoire de l’Argentine et que c’est un manque dans votre vie : https://books.openedition.org/pur/42897 ↩︎
- Ne me demandez pas comment je me suis retrouvée dans cette situation. Chacun s’amuse à sa façon. ↩︎
- Avery F. Gordon, Matières Spectrales. Sociologie des fantômes. Paru chez les éditions B42 en juin 2024. Belle édition mais rendez-nous les marges latérales ! ↩︎
- En littérature française, je serai tentée de faire un parallèle avec l’œuvre de Claude Seignolle. ↩︎
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